I
LA TAVERNE DU TURC
Il n’était pas le plus honnête ni le plus pieux des hommes, mais il était vaillant. Diego Alatriste y Tenorio s’était battu en Flandre. Quand je fis sa connaissance, il vivotait à Madrid où il se louait pour quatre maravédis la journée, souvent en qualité de spadassin à la solde de ceux qui n’avaient pas l’adresse ou le courage nécessaires pour vider leurs querelles. Un mari cocu par-ci, une dispute ou un héritage contesté par-là, dettes de jeu en souffrance, etc. La critique est facile aujourd’hui. Mais, à l’époque, la capitale de l’Espagne était un lieu où la vie ne tenait souvent qu’à un fil, au coin d’une rue, au bout d’une pointe d’acier. Diego Alatriste s’y débrouillait fort bien. Très habile quand le moment était venu de tirer l’épée, il maniait encore mieux sa « main gauche », cette dague étroite et longue que certains appellent la biscayenne et dont les bretteurs de profession usaient souvent. Un coup d’épée, un autre de biscayenne, disait-on. L’adversaire attaquait et parait de son mieux avec son fer, puis le coup de dague venait subitement, au ventre, dans les tripes, un coup vif comme l’éclair qui ne vous laissait même pas le temps de demander la confession. Je vous l’ai dit : les temps étaient difficiles.
Le capitaine Alatriste vivait donc de son épée. Autant que je sache, son titre de capitaine était plus un surnom qu’un grade. Il lui venait d’une certaine nuit, bien des années auparavant, alors qu’il était soldat du roi et qu’il avait dû traverser une rivière glacée avec vingt-neuf camarades et un vrai capitaine. Imaginez un peu : vive l’Espagne et vive le roi, l’épée entre les dents, en chemise pour se confondre avec la neige et surprendre un détachement hollandais. Les Hollandais, qui prétendaient proclamer leur indépendance en catimini, étaient les ennemis d’alors. Au bout du compte, ils parvinrent à leurs fins, mais nous leur fîmes la vie assez dure. Pour revenir au capitaine, le plan convenu était de tenir la place, sur la berge d’une rivière ou sur une digue, que sais-je, jusqu’à ce que les troupes de Sa Majesté lancent leur attaque à l’aube et rejoignent les soldats envoyés en avant-garde. Les protestants furent dûment taillés en pièces sans même avoir eu le temps de se repentir de leurs péchés. Ils dormaient comme des marmottes quand les nôtres sortirent de l’eau, bien résolus à se réchauffer, ce qu’ils firent en expédiant les hérétiques en enfer, si c’est bien là que s’en vont les maudits luthériens. Malheureusement, l’attaque espagnole ne vint pas avec l’aube. Jalousies entre mestres de camp et généraux, raconta-t-on plus tard. Toujours est-il que les trente et un hommes restèrent là, abandonnés à leur sort, jurant et pestant, entourés de Hollandais prêts à venger le massacre de leurs camarades. Plus défaits encore que l’Invincible Armada du bon roi Philippe II. La journée fut longue et très dure. Pour vous en donner une idée, sachez que seulement deux Espagnols parvinrent à regagner l’autre rive, quand la nuit tomba enfin. Diego Alatriste était du nombre. Et comme il avait commandé la troupe pendant toute la journée – le vrai capitaine avait été mis hors de combat à la première escarmouche, le dos transpercé par six pouces d’acier –, le surnom lui resta, sans qu’il eût jamais le grade. Capitaine d’un jour d’une troupe d’hommes condamnés à mort qui, perdus pour perdus, vendirent cher leur peau, l’un après l’autre, acculés à la rivière, jurant et blasphémant comme de beaux diables. À l’espagnole.
Enfin. Mon père fut l’autre Espagnol qui rentra cette nuit-là. Natif de la province de Guipúzcoa, il s’appelait Lope Balboa et c’était lui aussi un homme valeureux. On dit que Diego Alatriste et lui furent de très bons amis, presque comme deux frères, ce qui doit être vrai car quelque temps après, quand mon père fut tué d’un coup d’arquebuse sur un rempart de Jùlich – ce qui explique pourquoi Diego Velázquez ne put le représenter plus tard sur son tableau de la prise de Breda, alors qu’on y voit Alatriste derrière le cheval –, le capitaine lui jura de s’occuper de moi quand je deviendrais garçon. Et c’est pour cette raison qu’à la veille de mes treize ans ma mère me fit un balluchon avec une chemise, quelques culottes, un rosaire et un quignon de pain, puis m’envoya vivre avec le capitaine, profitant du passage d’un cousin en route pour Madrid. C’est ainsi que j’entrai au service de l’ami de mon père, en qualité de domestique et de page.
Une confidence : je doute fort que ma sainte mère, si elle l’avait mieux connu, m’eût envoyé si allègrement me mettre à son service. Mais je suppose que le titre de capitaine, même faux, donnait un vernis honorable au personnage. De plus, ma pauvre mère était de santé fragile et elle avait deux filles, en plus de moi. En m’expédiant à Madrid, elle avait une bouche de moins à nourrir et elle me donnait l’occasion d’y chercher fortune. Elle me confia donc à son cousin sans chercher à en savoir davantage et lui remit une longue lettre écrite par le curé de notre village dans laquelle elle rappelait à Diego Alatriste la promesse qu’il avait faite et son amitié pour mon défunt père. Je me souviens que lorsque j’entrai à son service, il était revenu depuis peu des Pays-Bas à cause d’une mauvaise blessure au côté, reçue à Fleurus, encore fraîche et très douloureuse. Et moi, à peine débarqué, timide et craintif comme une souris, couché sur ma paillasse, je l’entendais la nuit marcher de long en large dans sa chambre, incapable de trouver le sommeil. Il lui arrivait aussi de chantonner à voix basse des couplets entrecoupés de gémissements de douleur, de réciter des vers de Lope de Vega, de jurer ou de se parler à lui-même, résigné et en même temps amusé de sa situation. C’était l’un de ses traits de caractère : voir chacun de ses maux et malheurs comme une espèce de plaisanterie inévitable qu’une vieille connaissance animée d’intentions perverses se serait amusée à lui infliger de temps à autre. Peut-être était-ce la cause de son humour si particulier, caustique, inébranlable et désespéré.
Bien des années ont passé et je m’embrouille un peu dans les dates. Mais l’histoire que je vais vous conter dut se dérouler vers l’an mille six cent vingt, à peu de chose près. Il s’agit de celle des deux hommes masqués et des deux Anglais qui fit tant jaser Madrid et dans laquelle le capitaine faillit laisser la peau, lui le rescapé de Flandre, des Turcs et des corsaires de Barbarie. Elle lui valut aussi de se faire quelques ennemis qui allaient le demeurer pour le restant de ses jours. Je veux parler du secrétaire de Sa Majesté, Luis d’Alquézar, et de son sinistre sicaire italien, un spadassin aussi dangereux que peu bavard qui s’appelait Gualterio Malatesta, si habitué à tuer dans le dos que, lorsque d’aventure il le faisait de face il tombait dans de profondes dépressions, s’imaginant qu’il perdait ses facultés. Ce fut également l’année que je m’épris comme un jeune veau et pour toujours d’Angélica d’Alquézar, perverse et méchante comme seul peut l’être le Mal incarné dans une petite fille blonde de onze ou douze ans. Mais chaque chose en son temps.
Je m’appelle Iňigo. Et mon nom fut le premier mot que prononça le capitaine Alatriste le matin qu’il sortit de la vieille prison de Madrid où il avait passé trois semaines aux frais du roi, pour dettes. Quand je dis aux frais du roi, ce n’est qu’une façon de parler car, dans cette prison comme dans les autres, les seuls luxes – desquels faisait partie la nourriture – étaient ceux que chacun pouvait se payer de sa bourse. Par bonheur, même si le capitaine n’avait pratiquement plus un sou vaillant quand on l’avait jeté au cachot, il comptait de nombreux amis qui lui vinrent en aide pendant son incarcération, rendue plus tolérable grâce aux brouets que Caridad la Lebrijana, tenancière de la Taverne du Turc, lui faisait porter de temps en temps par mes soins, grâce aussi aux réaux qui lui venaient de ses amis Don Francisco de Quevedo, Juan Vicuna et quelques autres. Quant au reste, je veux parler des accidents fréquents dans les prisons, le capitaine savait s’en garder comme personne. Il était notoire à l’époque que les prisonniers délestaient de leurs biens, vêtements et même chaussures leurs compagnons d’infortune. Mais Diego Alatriste était assez connu à Madrid, et ceux qui ne le connaissaient point apprenaient vite qu’il valait mieux le prendre avec des gants. Selon ce que j’appris par la suite, le premier geste du capitaine en entrant au cachot fut d’aller droit sur le plus dangereux des bravaches qui se trouvaient là, puis, l’ayant salué fort poliment, de lui mettre au gosier un petit couteau de boucher qu’il avait pu conserver par-devers lui, moyennant quelques maravédis pour le geôlier. Le geste eut un effet miraculeux. Après cette déclaration de principes sans équivoque, personne n’osa molester le capitaine qui put dorénavant dormir tranquille, emmitouflé dans sa cape, dans un coin plus ou moins propre de l’établissement, protégé par sa réputation d’homme qui n’avait pas froid aux yeux. Plus tard, la généreuse distribution des brouets de Caridad la Lebrijana et des bouteilles de vin achetées au gardien grâce aux libéralités de ses amis lui assurèrent dans la geôle de solides loyautés, dont celle du vaurien du premier jour, un Cordouan répondant au nom de Bartolo Chie-le-Feu, lequel, habitué des rixes autant que des galères et des églises où il lui arrivait souvent d’aller chercher refuge, ne lui tint nullement rigueur de son geste. C’était là l’une des vertus de Diego Alatriste : il savait se faire des amis, même en enfer.
Croyez-le ou non, je ne me souviens pas bien de l’année – nous étions en vingt-deux ou vingt-trois peut-être. Ce dont je suis sûr, c’est que le capitaine sortit de prison un beau matin, sous un ciel bleu et limpide, et qu’il faisait un froid à vous couper le souffle. Depuis ce jour qui, nous l’ignorions encore, allait tellement changer nos vies, beaucoup d’eau a passé sous les ponts du Manzanares. Mais je crois encore voir Diego Alatriste, maigre et mal rasé, debout devant le portail de bois noir garni de gros clous qui se refermait derrière lui. Je me souviens parfaitement que la clarté aveuglante de la rue lui fit battre des paupières. Je vois encore cette moustache fournie qui dissimulait sa lèvre supérieure, sa mince silhouette enveloppée dans sa cape, son chapeau à large bord dans l’ombre duquel il plissait ses yeux clairs, éblouis, qui me parurent sourire quand ils m’aperçurent assis sur un banc de la place. Il y avait quelque chose de singulier dans le regard du capitaine. D’un côté, il était clair et très froid, glauque comme l’eau des flaques par une matinée d’hiver. De l’autre, il pouvait s’ouvrir subitement en un sourire chaleureux et accueillant, comme un coup de soleil fait fondre une plaque de glace, tandis que son visage demeurait sérieux, morne et grave. Il avait aussi un autre sourire, plus inquiétant celui-là, qu’il réservait pour les moments de danger ou de tristesse : sous sa moustache, une grimace qui lui faisait tordre légèrement la commissure gauche, aussi dangereuse que la botte qui manquait rarement de suivre, ou d’une tristesse funèbre quand elle apparaissait au fil des bouteilles de vin que le capitaine vidait seul les jours où rien ne le faisait sortir de son silence. Trois pintes sans reprendre son souffle, et ce geste du revers de la main pour se sécher la moustache, le regard perdu sur le mur d’en face. Des bouteilles qui tuent les fantômes, avait-il coutume de dire, sans jamais parvenir à les tuer tout à fait.
Le sourire qu’il m’adressa ce matin-là en me voyant assis sur mon banc appartenait à la première catégorie : celle qui illuminait ses yeux, démentant la gravité imperturbable de son visage et l’âpreté qu’il s’efforçait souvent de donner à ses paroles, même lorsqu’il ne la ressentait point. Il regarda d’un côté puis de l’autre, sembla satisfait de ne voir apparaître aucun nouveau créancier, s’avança vers moi, ôta sa cape malgré le froid, puis en fit une boule qu’il me jeta.
— Iňigo, tu la feras bouillir. Elle est pleine de punaises.
La cape empestait, et lui aussi. Ses vêtements grouillaient de vermine, comme l’oreille d’un taureau. Moins d’une heure plus tard, il n’y paraissait plus rien grâce aux bains de Mendo le Toscan, un barbier qui avait été soldat à Naples du temps de sa jeunesse. Mendo appréciait beaucoup Diego Alatriste et lui faisait crédit. Quand je revins avec du linge de corps et l’unique costume de rechange que le capitaine rangeait dans l’armoire vermoulue qui nous servait de garde-robe, je le trouvai debout dans un baquet rempli d’eau sale, en train de s’essuyer. Le Toscan l’avait rasé de près et ses cheveux châtains, courts, humides et peignés en arrière, séparés au milieu par une raie, découvraient un large front bruni au soleil de la cour de la prison, avec une petite cicatrice en travers du sourcil gauche. Alors qu’il achevait de s’essuyer, puis mettait sa culotte et sa chemise, j’observai les autres cicatrices que je connaissais déjà. Une en forme de demi-lune, entre le nombril et la mamelle droite. Une autre, longue, sur une cuisse, en zigzag. Toutes deux faites à l’arme blanche, épée ou dague, à la différence d’une quatrième, dans le dos, dont la forme en étoile indiquait clairement qu’elle avait été laissée là par une balle. La cinquième, la plus récente, n’était pas encore complètement refermée. C’était cette blessure qui l’empêchait de dormir la nuit : une estafilade violacée de près de six pouces au flanc gauche, souvenir de la bataille de Fleurus. Elle s’ouvrait parfois et suppurait un peu, bien qu’elle fût vieille de plus d’un an. Ce jour-là, elle n’avait pas trop mauvaise mine quand son propriétaire sortit de son baquet.
Je l’aidai à s’habiller lentement, nonchalamment : pourpoint gris foncé et culotte de la même couleur, de celles que l’on appelle à la wallonne, serrée aux genoux sur des bottes qui dissimulaient les reprises des bas. Puis il passa son ceinturon de cuir que j’avais soigneusement graissé en son absence et y glissa son épée à grands quillons dont la lame et la coquille portaient des bosses et des éraflures, marques d’anciens combats. C’était une bonne épée tolédane, longue et menaçante, qui entrait et sortait de son fourreau avec un interminable chuintement métallique à vous donner la chair de poule. Il se contempla un instant dans un méchant miroir de buste qui se trouvait là et ébaucha un sourire las :
— Pardieu, dit-il entre ses dents, j’ai soif.
Sans un mot de plus, il descendit l’escalier devant moi, puis enfila la rue de Tolède jusqu’à la Taverne du Turc. Comme il allait sans cape, il marchait du côté ensoleillé de la rue, tête haute, une vieille plume rouge fichée dans la coiffe de son chapeau dont il touchait le large bord pour saluer ses connaissances, se découvrant galamment au passage des dames de qualité. Je le suivais, distrait, regardant autour de moi les jeunes vauriens qui jouaient dans la rue, les marchandes qui criaient les légumes sous les arcades et les oisifs qui prenaient le soleil en bavardant devant l’église des jésuites. Même si je n’avais jamais été par trop innocent, et si ces mois passés dans le quartier avaient eu la vertu de me dégrossir, j’étais encore un jeune chiot curieux qui découvre le monde avec des yeux remplis d’étonnement, essayant de ne pas en perdre le moindre détail. J’entendis d’abord derrière nous les sabots de deux mules et le bruit des roues d’une voiture. Au début, je n’y prêtai guère attention. Voitures et carrosses circulaient fréquemment dans cette rue qui menait à la Plaza Mayor et à l’Alcázar. Mais quand je levai les yeux, au moment où la voiture arrivait à notre hauteur, je découvris une portière sans armoiries, le visage d’une petite fille aux boucles blondes et le regard le plus bleu, le plus limpide et le plus troublant qu’il m’ait été donné de voir de toute ma vie. Ces yeux rencontrèrent les miens puis, emportés par le mouvement de la voiture, disparurent au loin. Et je fus parcouru d’un frisson, sans savoir encore très bien pourquoi. Mais j’aurais tremblé bien davantage si j’avais su que le Diable venait tout juste de me regarder.
— Puisqu’il faut nous battre, battons-nous, dit Don Francisco de Quevedo.
La table était couverte de bouteilles vides. Or, chaque fois que Don Francisco s’abandonnait aux douceurs du vin de San Martin de Valdeiglesias, ce qui lui arrivait souvent, il ne pensait plus qu’à bretter contre tous et chacun. Boiteux et mauvais coucheur, putassier, la vue courte, chevalier de Saint-Jacques, c’était un poète aussi vif avec la parole qu’avec l’épée, célèbre à la cour pour ses bons vers et son mauvais caractère. Ce qui lui valait d’aller d’exil en exil et de prison en prison. Car s’il est vrai que le bon roi Philippe IV et son favori le comte d’Olivares prisaient comme tout Madrid ses vers habiles, il leur plaisait moins d’en être les sujets. Ainsi donc, de temps en temps, après la parution de quelque sonnet ou dizain anonyme où tout le monde reconnaissait la main du poète, les alguazils et argousins du corrégidor se présentaient à la taverne, au domicile du poète, ou encore dans les lieux publics qu’il fréquentait, l’invitant respectueusement à les suivre pour le mettre à l’ombre pendant quelques jours ou quelques mois. Comme il était têtu, orgueilleux et incorrigible, ces fréquentes péripéties lui aigrissaient le caractère. Mais c’était au demeurant un excellent compagnon de table et un bon ami pour ses amis, parmi lesquels il comptait le capitaine Alatriste.
Tous deux fréquentaient la Taverne du Turc où ils tenaient salon, si l’on peut dire, à l’une des meilleures tables que Caridad la Lebrijana – qui avait été putain, et l’était encore de temps à autre avec le capitaine, mais gratis – leur réservait. Quelques habitués étaient attablés autour de Don Francisco et du capitaine ce matin-là : le licencié Calzas, Juan Vicuna, l’abbé Ferez et Fadrique le Borgne, apothicaire de Puerta Cerrada.
— Puisqu’il faut nous battre, battons-nous, insistait le poète.
Une bonne pinte de Valdeiglesias l’avait visiblement réchauffé. Il s’était levé en renversant un tabouret et, la main sur le pommeau de son épée, foudroyait du regard les occupants d’une table voisine, deux inconnus dont les longues capes et les rapières pendaient au mur. Les deux malheureux venaient de féliciter le poète pour certains vers dont l’auteur était en fait Luis de Góngora, son ennemi juré dans la République des Lettres, qu’il accusait d’être sodomite, chien et juif tout à la fois. L’erreur avait été commise de bonne foi, ou du moins c’était ce qu’il semblait. Mais Don Francisco n’était pas disposé à laisser passer l’occasion :
— Pour toi j’apprêterai mes vers au lard pour t’empêcher d’y mordre, Gongorilard…
Et il se mit à improviser, chancelant sur ses jambes, sans lâcher la poignée de son épée, pendant que les inconnus tentaient de s’excuser et que le capitaine, aidé de ses compagnons de table, retenait Don Francisco pour l’empêcher de dégainer.
— Pardieu, c’est un affront, disait le poète en essayant de libérer son bras droit, tandis que de sa main libre il ajustait sur son nez ses besicles tordues. Six pouces d’acier, hic, sauront bien y remédier.
— C’est beaucoup de fer, si tôt le matin, Don Francisco, plaida Diego Alatriste, d’esprit plus rassis.
— Ce n’est point mon avis – sans quitter des yeux les deux autres, le poète lissait sa moustache, l’air féroce. Or donc, soyons généreux : six pouces pour chacun de ces fils de chien, ou de rien, ou plutôt de putain.
L’insulte était grave et les deux étrangers firent le geste d’aller quérir leurs épées et de sortir à la rue. Impuissants, le capitaine et les autres habitués leur demandaient de comprendre que le poète était pris de boisson, les suppliaient de vider les lieux, arguant qu’il n’y avait point de gloire à se battre contre un homme en état d’ivresse, ni déshonneur à se retirer prudemment pour éviter le pire.
— Bella gérant alii, fit l’abbé Ferez pour gagner du temps.
L’abbé Ferez, un jésuite, officiait dans l’église voisine de Saint-Pierre-et-Saint-Paul. Sa bonté naturelle et ses maximes latines, prononcées avec la certitude du bon sens, avaient le plus souvent un effet lénifiant. Mais les deux inconnus ne savaient pas le latin et l’insulte était quand même difficile à avaler. De plus, la médiation de l’ecclésiastique se trouva compromise par les railleries du licencié Calzas, un avocaillon à l’esprit vif, cynique et rusé qui hantait les tribunaux et dont la spécialité était de transformer une cause en un procès interminable, jusqu’à saigner à blanc les malheureux plaideurs. Le licencié raffolait des disputes et ne cessait de piquer à gauche comme à droite.
— Ne vous rabaissez pas, Don Francisco, disait-il tout bas. Faites-les payer.
Chacun se préparait donc à assister à un de ces événements dont feraient mention le lendemain les feuilles de nouvelles. Et le capitaine Alatriste, malgré tous ses efforts pour apaiser le poète, commençait à accepter l’inévitable échauffourée avec les étrangers, car jamais il n’aurait laissé seul Don Francisco dans une pareille affaire.
— Aio te vincere passe, conclut l’abbé Ferez, résigné, tandis que le licencié Calzas riait sous cape, le nez plongé dans un pichet de vin.
Le capitaine poussa un long soupir et se leva de table. Don Francisco, qui avait déjà tiré quatre doigts de son épée, lui lança un regard amical de gratitude et eut encore la présence d’esprit de lui dédier deux vers :
Toi, dont les veines charrient le sang d’Alatriste, cette race tienne magnifiée par ton fer…
— La paix, Don Francisco, répondit le capitaine, de méchante humeur. Battons-nous puisqu’il le faut, mais foutrebleu la paix !
— Ainsi parlent, hic, les hommes, répondit le poète, visiblement heureux de la pagaille qu’il venait de semer.
Et les autres de l’exciter de la voix, abandonnant comme l’abbé Ferez toute tentative de conciliation, et au fond enchantés par avance du spectacle. Car si Don Francisco de Quevedo, même pris de boisson, était un bretteur redoutable, l’entrée dans la ronde de Diego Alatriste ne laissait plus aucun doute sur l’issue du combat. On se mit à parier sur le nombre d’estocades que chacun des deux étrangers recevrait en partage, ignorants qu’ils étaient de ce qui les attendait.
Bref, déjà debout, le capitaine s’envoya une lampée de vin, lança un regard aux étrangers comme pour s’excuser de la tournure qu’avaient prise les événements, puis leur indiqua la rue d’un geste du menton. Mieux valait sortir. Caridad la Lebrijana craignait pour ses meubles.
— Quand il vous plaira, messieurs.
Les deux étrangers se saisirent de leurs rapières et tous sortirent dans la rue, fort impatients de la suite, mais en évitant de tourner le dos pour éviter les mauvais coups. Tant il est vrai que la prudence est une vertu cardinale. Ils en étaient là, les épées encore dans leurs fourreaux, quand apparut à la porte, pour la plus grande déconvenue des spectateurs et au grand soulagement de Diego Alatriste, la silhouette facilement reconnaissable du lieutenant d’alguazils Martin Saldana.
— Et voilà le trouble-fête, dit Don Francisco de Quevedo.
Puis, haussant les épaules, il ajusta ses besicles, jeta un coup d’œil de côté, retourna à sa table, déboucha une autre bouteille, et tout s’arrêta là.
— J’ai une affaire pour toi.
Le lieutenant d’alguazils Martin Saldana était dur et basané comme une brique. Par-dessus son pourpoint, il portait un gilet de buffle, rembourré de l’intérieur, fort pratique pour amortir les coups. Avec son épée, sa dague, son poignard et ses pistolets, il portait plus de fer sur lui que n’en contient la Biscaye. Lui aussi s’était battu en Flandre, comme Diego Alatriste et mon défunt père. Bons camarades, ils avaient connu tous les trois de longues années de peines et de misères. Mais la fortune avait fini par lui sourire : alors que mon géniteur engraissait les mauvaises herbes en terre hérétique et que le capitaine gagnait sa vie comme sicaire, un beau-frère majordome au palais et une épouse mûre mais encore belle avaient aidé Saldana à faire son chemin à Madrid, après le licenciement des régiments de Flandre, quand le défunt roi Philippe III avait conclu une trêve avec les Hollandais. De l’intervention de son épouse, je parle sans preuves, car j’étais trop jeune pour connaître tous les détails de l’affaire. Mais la rumeur voulait qu’un certain corrégidor avait des privautés avec la susdite, ce qui avait valu à son époux d’être nommé lieutenant d’alguazils, c’est-à-dire chef du guet qui surveillait les différents quartiers de Madrid. Quoi qu’il en soit, personne n’osa jamais faire la moindre allusion devant Martin Saldana. Cocu ou pas, chacun savait qu’il était aussi courageux qu’ombrageux. Il avait été bon soldat, ne comptait plus ses blessures et savait se faire respecter aussi bien avec les poings qu’avec une épée en bon acier de Tolède. Bref, il avait toute l’honorabilité qu’à l’époque on pouvait attendre d’un lieutenant d’alguazils. Et comme il appréciait Diego Alatriste, il essayait de lui rendre service chaque fois que l’occasion s’en présentait. C’était entre eux une amitié ancienne, professionnelle, rude comme il est naturel entre hommes de leur condition, mais réaliste et sincère.
— Une affaire, répéta le capitaine.
Ils étaient sortis dans la rue, au soleil, appuyés contre le mur, chacun avec son pichet de vin à la main, regardant passer les gens et les voitures dans la rue de Tolède. Saldana l’observa quelques instants en caressant sa barbe poivre et sel de vieux soldat, qu’il avait bien fournie pour cacher la balafre qui allait de sa bouche à son oreille droite.
— Tu es sorti de prison il y a quelques heures et tu n’as pas un sou en poche, dit-il. Avant deux jours, tu auras accepté n’importe quel travail minable, comme d’escorter un joli cœur qui a peur de se faire tuer au coin d’une rue par le frère de sa maîtresse, ou de retailler les oreilles de quelqu’un qui n’aura pas payé son créancier. Ou bien tu te mettras à faire le tour des bordels et des tripots pour voir ce que tu pourrais bien soutirer aux étrangers et aux curés qui viennent jouer le produit du tronc de sainte Euphrasie. Tôt ou tard, tu vas te fourrer dans une vilaine affaire : un mauvais coup d’épée, une bagarre, une dénonciation. Et tu ne seras pas plus avancé qu’avant – il prit une petite gorgée de vin, ses yeux mi-clos fixés sur le capitaine. Tu trouves que c’est une vie ?
Diego Alatriste haussa les épaules.
— As-tu mieux à me proposer ?
Il regardait dans les yeux son ancien camarade des campagnes de Flandre. Tout le monde n’a pas la chance d’être lieutenant d’alguazils, semblait-il dire.
Saldana se cura les dents avec un ongle, puis hocha deux fois la tête, de haut en bas. Tous deux savaient que les hasards de la vie auraient pu faire qu’il se trouvât exactement dans la même situation que le capitaine. Madrid regorgeait d’anciens soldats qui traînaient dans les rues et sur les places, la ceinture garnie de petits tubes de fer-blanc où ils gardaient précieusement leurs lettres de recommandation toutes froissées, leurs requêtes et leurs inutiles états de service dont tout le monde se moquait éperdument. Attendant un revirement de fortune qui ne venait jamais.
— Je suis venu te voir exprès, Diego. Quelqu’un a besoin de toi.
— De moi, ou de mon épée ?
Le capitaine tordit sa moustache, comme il avait coutume de le faire lorsqu’il voulait sourire. Saldana éclata de rire.
— Quelle question ! Il y a des femmes qui intéressent pour leurs charmes, des curés pour leurs absolutions, des vieux pour leur argent… Mais quand il s’agit de gens comme toi et moi, il n’y a que notre épée qui vaille quelque chose – il s’arrêta, regarda d’un côté puis de l’autre, but encore une gorgée de vin et baissa un peu la voix. Il s’agit de gens de qualité. Un coup facile, avec les risques habituels, mais sans plus… Et en échange, une bourse bien garnie.
Le capitaine observait son ami d’un œil intéressé. En cet instant, le mot « bourse » aurait suffi à le faire sortir du sommeil le plus profond ou de la plus atroce des soûleries.
— Que veux-tu dire par bien garnie ?
— Soixante écus. En doublons.
— Ce n’est pas mal – les pupilles des yeux clairs de Diego Alatriste se rétrécirent. Il faut tuer ?
Saldana fit un geste évasif en jetant un regard furtif vers la porte de la taverne.
— C’est possible, mais j’ignore les détails… Et je ne veux pas en savoir davantage, si tu vois ce que je veux dire. Tout ce que je sais, c’est qu’il s’agit d’un guet-apens. Quelque chose de discret, la nuit. Ni vu ni connu.
— Seul ou avec quelqu’un ?
— Avec quelqu’un, je suppose. Il faudra expédier deux hommes dans l’autre monde. Ou peut-être seulement leur faire très peur. Ou les marquer au visage… Va donc savoir.
— Qui sont les pigeons ? Saldana secoua la tête, comme s’il en avait déjà trop dit.
— Chaque chose en son temps. Et puis, je ne suis qu’un messager.
Le capitaine vida son pichet de vin, pensif. À l’époque, quinze doublons d’or, c’était plus de sept cents réaux, assez pour se remettre en selle, s’acheter du linge blanc, un costume, liquider ses dettes et mettre de l’ordre dans sa vie. Rendre un peu plus décent le misérable galetas que nous louions lui et moi à l’arrière de la taverne, à l’étage, dans une cour dont la porte donnait rue de l’Arquebuse. Manger chaud sans dépendre des cuisses généreuses de Caridad la Lebrijana.
— Et puis, ajouta Saldana qui semblait suivre le fil de ses pensées, ce travail te mettra en rapport avec des gens importants. Des gens qui pourraient t’assurer un avenir.
— Un avenir, répéta, comme un écho, le capitaine, absorbé dans ses pensées.